La poésie de Claudine Bohi éclairée par Philippe Bouret

Depuis 10 ans, Philippe Bouret explore la brèche qu’il a ouverte à mi-chemin ente la poésie et la psychanalyse ou plus exactement au-delà d’elles-mêmes. Imaginez la psychanalyse s’abreuvant à la source de la poésie et réciproquement. Elles se mêlent sans se diluer.
Et voilà l’alchimie à chaque fois réinventée. L’artiste, le poète, est emmené au-delà de lui-même. C’est tout l’art du psychanalyste pendant l’entretien que de faire des liens, de creuser les silences et de laisser exister ce qui demande à être.
C’est tout l’art du psychanalyste que de passer au filtre de sa pensée les mots recueillis pour en tirer une substantifique moelle. Pas tant ce que le poète a dit que ce qu’il veut dire, moins ce qu’il croit que ce qu’il est déjà, sans même le savoir parfois… Entretien.

Cet enfant sans mot qui te commenceFoire du livre :
Qui est cet enfant sans mot qui nous commence et qu’a-t-il à nous dire ?

Philippe Bouret :
Claudine Bohi nous parle d’un endroit qui concerne chacun de nous. Pas tous, mais chaque un. Cet enfant, c’est chaque un  avant les mots, là où nous ne sommes encore que sons, bruits de bouche, de langue, de voix, de ventre et de glougloutements. Ces bruits n’appartiennent à aucune langue mais ils vont se transformer en appel si l’autre veut bien y répondre. ET ce peut être le drame si l’autre n’est pas au rendez-vous. C’est ce continent-là quasi insondable, que Claudine Bohi nous propose d’explorer, c’est de là qu’elle tente d’extraire son écriture. On pourrait même dire que c’est en ce lieu que quelque chose s’écrit. Ça s’écrit là, c’est là que l’écrivain ou le poète va « s’abreuver ». L’enfant sans mot qui nous commence, nous dit que l’invention est toujours possible, que la création est notre bien le plus précieux, que « le mot est un arbre… et à chacun sa feuille » comme le dit si bien Claudine Bohi.

C’est ça l’écriture
quand
tout d’un coup
je touche la main de l’enfant
je touche la main de cet enfant-là

Foire du livre :
Quelle singularité du lien entre poésie et psychanalyse avez-vous exploré et fait émerger avec Claudine Bohi ?

Philippe Bouret :
Claudine Bohi a la particularité d’être aussi psychanalyste même si elle n’exerce plus. Elle a l’expérience du langage du sujet analysant, l’éprouvé de son rapport aux mots, au silence, au réel aussi. Quand on entre en analyse, on arrive avec un flot de mots. C’est comme une crue et petit à petit le niveau baisse et quelque chose se dénude jusqu’à l’os. Les mots tombent les uns après les autres, ils s’usent jusqu’à ce que plus aucun mot ne vienne dire quoi que ce soit, puis certains reprennent consistance et là, ils sont une matière au service de la parole vraie. Avec Claudine Bohi, j’ai suivi le conseil de Freud et je me suis adressé, main ouverte, à La poète au cours d’un dialogue.

La psychanalyse et la poésie viennent toucher quelque chose de cet enfant qui nous commence. La poésie est babillage, elle prend en compte cette matière verbale que Lacan a appellé lalangue. Mais les poètes vont plus loin selon moi, ils vont explorer bien au-delà, ou en deçà de cette lalangue.  Ils vont en des lieux qui ne sont pas encore accessibles à la psychanalyse.

Foire du livre :
Par quel mystère les poètes peuvent-ils approcher cet insaisissable, cet indicible ?

Philippe Bouret :
Dans notre civilisation, nous avons l’habitude d’un discours courant, « ça coule » comme on dit et nous sommes soumis à une langue formatée. Les poètes, eux, associent des mots qui ne vont pas ensemble, ça ne coule pas. Ils ne sont pas des artistes de la continuité, ils sont des artisans du fragment. En matière d’interprétation, Lacan reconnait dans les années 1970 qu’il se trouve confronté à un point de butée et il invite alors ses élèves à s’enseigner de la poésie et des poètes: « Je ne suis pas pouâtassez » écrit-il alors. Entre un mot et un autre, il y a un abîme, un abîme impressionnant, un abîme effrayant.

La poésie est une passante. Il faut être là au bon moment comme l’écrit le poète Werner Lambersy. Je dirais que Claudine Bohi m’a enseigné que  le poète est le secrétaire de la poésie qui passe. Je le dirais comme ça.

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Derniers ouvrages parus :
De si longtemps avant les mots, une conversation poétique, Marie-Philippe Deloche, Philippe Bouret. Editions Unicité, collection Le Vrai lieu.
Encres lacérées, Muriel Augry, Philippe Bouret, éditions CronEdit

A paraître :
Je parle aux fétiches, dialogue de Philippe Bouret avec Emmanuel Pierrat, La rumeur libre